Extraits  d’un article de Pierre Charbonnier

publié le 14 juin 2021 dans «  Le Grand Continent »  

Lors du sommet pour le climat qui s’est tenu les 22 et 23 avril derniers et qui devait marquer le retour des États-Unis dans la diplomatie de l’après carbone, les différents leaders qui se sont succédé à la tribune ont pu éprouver leurs meilleurs éléments de langage. Joe Biden a ainsi décrit le défi climatique comme l’occasion d’un retour à la compétitivité des États-Unis, à l’avenir fondée sur les « énergies propres » (ce par quoi il faut entendre bas carbone), et son émissaire John Kerry a ajouté « No one is being asked for a sacrifice, this is an opportunity ». Les décennies passées à disqualifier l’environnementalisme comme un fardeau imposé au travailleur comme à l’entrepreneur ont payé :

… pour ouvrir la voie à un avenir sous les 2°C de réchauffement climatique, c’est la rhétorique de la faisabilité technique et de l’opportunisme économique qui emporte tout sur son passage.

…La relance rendue nécessaire par la crise du Covid-19 (ou du moins après la crise du Covid-19 au Nord) accélère l’intégration de l’impératif climatique à la régulation de l’économie-monde. L’entrée dans les politiques de l’anthropocène, c’est désormais clair, ne se fait pas du tout sur le terrain de la réconciliation avec la nature et le vivant ou de la promotion des valeurs post-matérialistes. Elle prend plutôt la forme d’une réinvention de la productivité, d’un nouveau pacte entre le travail et les marchés, et d’une coopération technique censée garantir la sécurité globale.

…La préservation d’un oïkos habitable et l’intériorisation des limites planétaires par les acteurs les plus puissants de la communauté internationale prend la forme d’une réinvention de la productivité. Les énergies fossiles sont désignées comme l’ennemi à abattre, et les objectifs de réduction d’émissions sont formulés de manière prudente grâce à l’artifice comptable du « net zéro », qui laisse ouverte la possibilité d’une compensation des émissions surnuméraires. L’horizon se dégage alors pour ce que Biden, Kerry, Granholm, mais aussi les leaders chinois des négociations climatiques décrivent : l’ouverture de gigantesques marchés de la transition, et la mise en place de dispositifs d’accompagnement politiques destinés à ne pas compromettre l’acceptabilité sociale de cette redirection industrielle.

 … Les politiques actuelles du climat font résonner la célèbre phrase du Guépard de Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

L’électrification du monde, qui passe par le déploiement de nouveaux réseaux intelligents et la généralisation des batteries dans les véhicules et les systèmes de transport, entraîne un transfert de la charge extractive des ressources fossiles vers d’autres minéraux, tels que le lithium, le graphite, le cobalt. Les pétro-nationalismes qui s’étaient développés au moment de la décolonisation et de la grande accélération, au Moyen-Orient, en Amérique Latine, sont en passe d’être profondément déstabilisés, pendant que de nouvelles aubaines minières redéfinissent le destin de l’Equateur ou de la Bolivie.

… On se trouve dans une situation tragique. D’un côté l’effort climatique ne saurait être relativisé, et encore moins découragé par des arguments maximalistes qui risqueraient de le faire apparaître comme vain ou hors de portée. De l’autre, les moyens choisis pour réaliser cette entreprise font émerger de nouvelles menaces, ils déplacent les zones de conflits, les pressions extractives, les rapports de pouvoir entre acteurs stratégiques, et bien entendu ils redessinent les clivages sociaux entre bénéficiaires et perdants de la transition – le tout dans un contexte où le changement climatique se fera quoi qu’il en soit ressentir. La construction d’une économie décarbonée est un impératif universel, et pourtant le chemin qui se dessine lie ce processus à la consolidation du pouvoir du Parti Communiste chinois et de l’establishment politique américain.

 …Le problème spécifique que pose la perpétuation du mode de développement fondé sur la croissance au XXIsiècle est le hiatus entre les formes de vie, de désir, de justice, qu’il a engendré, et les contraintes matérielles qu’il rencontre. C’est le point sur lequel les pensées de la décroissance auront toujours absolument raison, quoi que l’on pense de leur démarche stratégique, de leur anti-modernisme, ou même du choix du terme de « décroissance » : les flux de matière qui structurent l’économie-monde sont surdimensionnés, ils ne sont pas soutenables. L’invention d’un capitalisme vert ressemble de ce point de vue à un processus de déni d’ordre psychanalytique. « Je sais bien mais quand-même », sommes-nous en train de nous dire dans notre for intérieur collectif. Entre une réorganisation de la productivité qui promet de ne rien changer ou presque à nos formes de vie, et je parle là des formes de vie du Nord industriel, tout en sauvant la planète, et une remise en question du schéma idéologique et pratique de la productivité qui demanderait de vivre autrement pour augmenter nos chances de préserver la Terre et probablement d’accroître la justice globale, l’immense majorité choisit la première branche de l’alternative car elle perçoit la seconde comme une aventure incertaine. Cela tient à l’inertie propre aux infrastructures de décision et de pouvoir, qui a besoin de continuité pour opérer des changements incrémentaux, mais aussi à l’inertie des structures sociales et des désirs collectifs.

…Mais il ne faut pas nécessairement envisager l’alternative entre capitalisme vert et auto limitation volontaire comme une divergence idéologique. Il faut plutôt voir dans ces modèles deux avenirs possibles qui entretiennent une relation dynamique. Ce qu’il faut essayer d’imaginer, c’est ce que rend possible, politiquement et socialement, le pari actuel de décarbonation du capitalisme.

SOURCE/https://legrandcontinent.eu/fr/2021/06/14/ouvrir-la-breche-politique-du-monde-post-carbone/?fbclid=IwAR3xezLddTueNHInu4snQlH_lNlD5bKx-gxXKSlHjFpuCanCuP7mnWykzI4 

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